Jeux-cadres de Thiagi : L’art d’utiliser le jeu pour faciliter les apprentissages

Jeudi 4 avril 2024

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Audrey Dion, secteur formation de la Ligue de l'Enseignement

Ce mois-ci, le secteur Formation vous propose de jeter un regard analytique sur un module dispensé par la Ligue depuis de nombreuses années: l’utilisation des jeux-cadres de Thiagi en animation et en formation. Retour sur notre rencontre avec Caroline Leterme, la formatrice en charge de ce module.

Sivasailam Thiagarajan, surnommé Thiagi, est né en Inde et vit aux États-Unis. Spécialiste et inventeur insatiable de jeux et d’activités interactives, il a notamment créé et développé le concept unique de jeux-cadres, qu’il présente lors de nombreux ateliers et séminaires à travers le monde et qu’il partage au moyen de ses livres et articles. Thiagi définit le jeu-cadre comme un puzzle, duquel il faut distinguer les pièces à assembler – la structure – de l’image à former – le contenu. Le jeu-cadre est une sorte de coque vide, constituée d’une structure, de règles, d’un déroulé bien défini, et qui peut être remplie de n’importe quel type de contenu.
Ces jeux s’adaptent par conséquent à une multitude de contextes et de besoins: la conception de formations, l’enseignement, le travail en équipe, le management du changement, le leadership, la diversité culturelle, la créativité, etc. Ils ont aussi la particularité de pouvoir être menés avec des groupes de taille très variable, d’un tout petit comité de quelques personnes à plusieurs centaines participant à un séminaire, par exemple1 !

Jouer et s’amuser pour apprendre ensemble

Convaincue des avantages que présente l’introduction du jeu dans les apprentissages, la Ligue a très vite souhaité partager les outils de Thiagi et les enseignements de la ludopédagogie avec son public. Depuis 2021, c’est Caroline Leterme qui y anime le module sur les jeux-cadres. Elle débute sa carrière dans l’éducation permanente il y a 15 ans par un poste de coordination au sein de l’asbl Culture et Développement (réseau d’associations en éducation permanente). Dans ses missions, elle est notamment chargée de construire des journées de formation et de réflexion pour les animateurs et animatrices du réseau. Durant cette période, elle côtoie le Groupe Belge d’Education Nouvelle, la section belge d’un mouvement créé au début du XXe siècle par des pédagogues engagé·es (parmi lesquel·les Célestin Freinet, Maria Montessori et Adolphe Ferrière) œuvrant pour la mise en place d’un autre type d’enseignement.
C’est au contact de ce mouvement que Caroline Leterme expérimente et se familiarise avec la notion d’auto-socio-construction des savoirs: il s’agit d’apprendre soi-même (auto), par et avec les autres (socio) et d’ainsi construire ensemble de nouveaux savoirs. La découverte de cette manière d’apprendre et d’enseigner est une véritable révélation pour Caroline, qui décide de se tourner définitivement vers l’animation et la formation des adultes. Elle rejoint l’équipe des formateurs et formatrices de la Ligue en tant qu’indépendante et travaille aussi depuis plus de quatre ans comme chargée de recherche et de formation au Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance (CERE).

«Les jeux-cadres permettent à la personne qui anime la formation d’adopter une posture de facilitatrice, plus que de détentrice de savoirs.»

Animer, former, coopérer et innover

Dès qu’elle les découvre, Caroline adhère aux jeux de Thiagi. Tout d’abord parce qu’elle y reconnait le principe d’auto-socio-construction des savoirs qui définit sa pratique. Les jeux-cadres lui permettent en effet d’adopter une posture de facilitatrice, plus que de détentrice de savoirs. Ils constituent un dispositif structuré, collaboratif et ludique dans lequel le groupe peut échanger et élaborer des connaissances de tous types, sur base de ses expériences, de ses valeurs, de ses pratiques, avec et par l’intermédiaire de l’ensemble des participants et participantes. Ils offrent l’avantage d’un cadre sécurisant (avec un déroulé, des consignes précises) qui laisse aussi beaucoup de place à sa créativité de formatrice: elle est en effet libre d’adapter ce cadre en fonction des besoins de son public.

«S’amuser permet de nourrir des sensations positives vis-à-vis de l’apprentissage et de se sentir en sécurité, ce qui provoque plus d’engagement et entretient la motivation sur le long terme.»

Ensuite, l’aspect divertissant et (d’apparence) léger du jeu lui donne la possibilité de soutenir une autre dimension très importante: les émotions dans l’apprentissage. S’amuser permet de nourrir des sensations positives vis-à-vis de l’apprentissage et de se sentir en sécurité, ce qui à son tour provoque aussi plus d’engagement et entretient la motivation sur le long terme. Pour elle, une des réelles plus-values de Thiagi est contenue dans sa devise «Laissez les fous gérer l’asile!». Après avoir lancé les consignes du jeu, l’animateur ou l’animatrice laisse «les fous» prendre les commandes et s’amuser… tout en veillant, bien sûr, à faciliter la participation de chacun·e. C’est ainsi que les apprentissages seront les plus durables!

Le jeu-cadre dans le non-marchand

Le public que Caroline rencontre dans ses formations pour la Ligue est essentiellement constitué d’acteurs et actrices du non-marchand, un public déjà «acquis à sa cause», comme elle aime le dire! En effet, nos participantes et participants sont pour la plupart déjà convaincus, comme elle, de la nécessité de proposer des méthodes différentes et plus participatives en matière d’éducation, d’animation, de gestion des collectivités. Beaucoup ont déjà développé leurs pratiques dans ce sens, d’autres poursuivent leur recherche mais y sont néanmoins très sensibles.
Les dispositifs de Thiagi viennent rencontrer leurs besoins: découvrir de nouveaux outils pour développer ou améliorer la participation et l’engagement; renouveler, enrichir ou ramener du plaisir et de la conviction dans des pratiques déjà existantes. Les dispositifs ont un effet bénéfique sur les professionnel·les qui assistent à nos formations, qui prennent un temps pour s’interroger sur leur fonctionnement et leurs objectifs, mais aussi sur leurs publics bénéficiaires qui, lorsqu’ils se voient proposer ces nouveaux outils, y trouvent un espace pour mieux apprendre, s’exprimer, s’engager.

Fonctionner autrement

La méthodologie proposée par Caroline, sa manière de faire découvrir les jeux-cadres, reflète d’ailleurs aussi cette envie de fonctionner autrement, de laisser un maximum de place aux interventions et interactions du groupe. Bien sûr, cela passe par le fait de jouer, jouer beaucoup! Elle envisage aussi ses différentes séquences d’animation comme autant de pièces d’un même puzzle, qu’elle peut amener sans ordre chronologique spécifique, afin que les participant·es puissent expérimenter le plus de dispositifs possible. Si cette structure lui demande plus de spontanéité et d’écoute du groupe, elle permet néanmoins ainsi à chaque personne de faire des liens concrets avec sa pratique et de s’emparer du contenu dont elle a besoin.
Par ailleurs, notre formatrice dispose son local en îlots de tables, de manière à créer des sous-groupes pour stimuler les échanges entre les participant·es. Cela est d’autant plus important pour elle que le public de nos formations est issu d’horizons professionnels très diversifiés; la richesse des conversations n’en est que plus grande! En fin de module, un moment est dédié à la construction, par chaque participant·e, d’une séquence d’animation adaptée à son projet professionnel, enrichie par les acquis de la formation et par les idées apportées par les autres.

Quand le jeu-cadre suscite le débat

Thiagi, qui s’adresse au travers de ses activités aussi bien au secteur de l’éducation qu’au secteur des entreprises privées et marchandes, injecte volontiers une dimension de compétition dans ses jeux. Celle-ci peut passer par le fait de compter les points, de récompenser les gagnant·es ou de donner un gage aux perdant·es, par exemple. S’il veille toujours à décomplexer et rassurer vis-à-vis de cette notion, il estime cette dernière stimulante et engageante.
Parmi nos participants et participantes issues du secteur socioculturel, cette dimension suscite toujours beaucoup de résistance et est volontiers effacée au profit de la collaboration. Si elle n’inclut aujourd’hui presque plus les variantes liées à la compétition lorsqu’elle teste des jeux-cadres avec ses groupes à la Ligue, Caroline prend en revanche toujours le temps d’en parler, de proposer le sujet au débat et d’évoquer le fait qu’il s’agit, quoi qu’on en pense, d’un levier potentiel, qui renforce encore l’idée que les dispositifs de Thiagi peuvent être adaptés à tous les besoins et tous les publics.

«La frustration née d’une discussion ou d’une tâche inachevée est une source de créativité et de mémoire extraordinaire.»

De la frustration à la créativité

La temporalité est un autre curseur sur lequel le pédagogue indien aime jouer. Il aime imposer à ses séquences un timing très serré, de quelques minutes seulement, laissant très peu de temps aux sous-groupes pour débattre ou se mettre d’accord. Il s’appuie en effet sur l’effet Zeigarnik2 , principe selon lequel la frustration née d’une discussion ou d’une tâche inachevée est une source de créativité et de mémoire extraordinaire. En fait, notre cerveau continue inconsciemment à ruminer et à fabriquer des solutions autour de cet échange inachevé. Nous pouvons donc nous en souvenir bien plus longtemps (ou, en tout cas, jusqu’à ce que nous ayons achevé ou trouvé une conclusion à cet échange). La sensation d’être pressé·e par le temps est aussi testée et débattue dans le module de Caroline: certaines personnes la trouvent stimulante, alors que d’autres ne l’estiment pas du tout adaptée à leur personnalité ou au travail d’équipe. Un prétexte de plus pour construire collectivement une solution qui convienne à toutes et tous!
La compétition et le rythme sont, selon Thiagi, deux des six «tensions» qui définissent toute animation et qui agissent comme des leviers sur lesquels on peut jouer en fonction des besoins du public ou du style d’animation que l’on souhaite adopter3 . La découverte de ces six tensions est toujours un moment fort de la formation pour nos participants et participantes, qui réalisent l’importance de bien connaître leur public et de construire leur propre posture d’animateur ou animatrice.

Faire confiance au processus… et au groupe!

Nous l’avons vu, parmi les objectifs que Caroline vise au travers de sa formation, il y a celui de permettre au groupe de faire évoluer sa pratique au travers des échanges. Il y a ainsi tout un travail de réflexion autour de la posture de l’animateur ou de l’animatrice. Pour mener cette réflexion et transposer ses acquis dans sa propre réalité professionnelle, Caroline encourage à toujours faire confiance au processus et au groupe. Se sentir en confiance grâce à sa préparation et au dispositif qu’on utilise, mais aussi grâce à la richesse qui sera immanquablement créée par le groupe et par les individus qui le composent, c’est avoir confiance dans le fait que chaque attente sera rencontrée, d’une manière ou d’une autre: que ce soit durant l’activité, durant les échanges informels qui en découlent ou même après la formation et un temps de «décantation».
Il est donc assez aisé de conclure que le jeu-cadre est un outil précieux d’éducation permanente. Au travers des interactions qu’il permet, il invite à une meilleure connaissance des réalités des personnes qui nous entourent et provoque la coopération et la solidarité. Par son aspect ludique et la participation active qu’il exige, il renforce l’engagement et la confiance dans ses capacités d’action. Il encourage la réflexion sur sa posture professionnelle, mais aussi sur sa place au sein d’un groupe. C’est un dispositif idéal pour questionner notre manière d’agir sur la société, individuellement et collectivement!

 

  • 1Plus d’infos sur le concept du jeu-cadre sur le site de Mieux Apprendre et sa Thiagipédia: https://ressources.mieux-apprendre.com/les-jeux-de-thiagi/ 
  • 2Bljuma Zeigarnik (1900-1988) est une psychologue russe. On lui doit la découverte de l'effet Zeigarnik lors du programme de recherches placé sous la supervision de Kurt Lewin à l'université Humboldt de Berlin. L’effet montre que l'on se souvient mieux des actions qui restent inachevées que de celles qui ont été achevées.
  • 3Les six tensions ou curseurs de l’animation selon Thiagi: la temporalité ou le rythme (plutôt lent ou plutôt rapide); les interactions (plutôt compétitives ou plutôt collaboratives); la structure (plutôt libre ou plutôt élaborée); le but ou l’objectif (attention plutôt sur le processus ou plutôt sur le résultat); les besoins (attention sur les besoins individuels ou plutôt sur les besoins du groupe); le contrôle (exercé plutôt par les participant·es ou plutôt par l’animateur).

Jeux-cadres de Thiagi explorés à la Ligue

Dans son module, Caroline Leterme explore trois grands types de dispositifs de Thiagi:

  • Les activités de partage structuré, dans lesquelles les participant·es sont invité·es à échanger, rechercher et produire collectivement un résultat (un savoir, une réflexion), sans que le dispositif ne soit trop conscientisé ou réfléchi par le groupe.
  • Les jeux «Lisez-moi», qui font appel à une dimension ludique pour amener le groupe à décortiquer, comprendre et intégrer la matière issue de sources d’information écrites préexistantes (articles, citations, extraits, contenu traditionnel de formation, etc.).
  • Les jeux-conférences, qui permettent de donner un aspect plus interactif et participatif à des séquences de formation magistrales, où un contenu déterminé doit être explicité et transmis par un orateur.

Avr 2024

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