Alimentation des jeunes à Bruxelles: des carences dans l’enseignement?

Mardi 7 mai 2024

© Hans - Pixabay.com
Timothé Fillon, secteur communication Ligue de l'Enseignement

Au menu du jour: précarité alimentaire, fast-food et boissons sucrées. Les résultats du volet bruxellois de l’enquête HBSC 2022 sur les comportements de santé et le bien-être des élèves scolarisés en FWB soulèvent une série de questions sur l’alimentation des jeunes. Alors que la moitié des élèves scolarisés dans les écoles francophones de Bruxelles ne consomment pas de légumes quotidiennement, comment l’enseignement peut-il aider à lutter face à cet enjeu de santé publique?

En 2020, l’accord du gouvernement fédéral prévoyait de «lutter contre la mauvaise alimentation». À l’approche de la fin du mandat, comment cette mesure s’est-elle mise en place? L’adolescence constitue une période transitoire, où les habitudes alimentaires s’émancipent progressivement de celles acquises pendant l’enfance. C’est également l’âge où les pratiques positives pour la santé s’échangeraient par des conduites plus néfastes: baisse de l'activité physique et du temps de sommeil et délitement des habitudes alimentaires. L’avancée au sein du cursus scolaire évoluerait-elle simultanément à l’augmentation des mauvaises habitudes? Même si cette corrélation est largement imputable à d’autres facteurs, la question du rôle de l’enseignement dans ces pratiques reste centrale.

Moins de légumes, plus de fast-food

Réalisée tous les quatre ans, l’étude Health Behaviour in School-aged Children (HBSC1 expose une vue globale des comportements de santé des jeunes scolarisés de la 5e primaire à la fin du secondaire à Bruxelles et en Wallonie. «Un des résultats à mettre en avant, explique Emma Holmberg, l’une des coordinatrices de l’enquête et chercheuse à l’École de Santé publique à l’Université libre de Bruxelles (ULB), concerne la consommation quotidienne de légumes: un jeune sur deux mange des légumes chaque jour. À Bruxelles, la consommation quotidienne de légumes connait une augmentation entre 2014 et 2018 puis une diminution en 2022».
Dans le détail de l’enquête, alors que 28,6% des enquêtés consomment des légumes plus d’une fois par jour et 22% une fois par jour, 8,6% en consommeraient moins d’une fois par semaine voire jamais (4,9% moins d’une fois par semaine et 3,7% jamais).

«Pour les légumes, la Belgique figure en général parmi les bons élèves de l’Europe, néanmoins ces résultats restent encore à confirmer pour l’enquête 2022», nuance la chercheuse. En parallèle, moins d’un·e jeune Bruxellois·e sur deux mange des fruits chaque jour, une consommation également en diminution en Région de Bruxelles-Capitale (RBC). Et de l’autre côté de l’assiette, près d’un·e adolescent·e sur trois mange du fast-food chaque semaine. La consommation hebdomadaire de fast-food double entre les jeunes de 10-12 ans (21,9%) et ceux de 17-20 ans (40,6%).
Un des points positifs étayés par l’enquête est la diminution de la consommation quotidienne de boissons sucrées, passant d’environ 40% en 2014 à 25% en 2022.

Cette habitude passe pratiquement du simple au double en fonction du niveau d’aisance familiale, évoluant de 16,8% pour les personnes aisées à 30,1% pour celles qui le sont moins. «Les élèves n’ont pas le même cartable, les pratiques alimentaires doivent s’appréhender à travers les différents déterminants de la santé», nous explique le Docteur Olivier Costa, professeur de communication professionnelle en santé à l’UCLouvain. «Nous ne pouvons pas faire porter toute la responsabilité du problème des pratiques alimentaires aux élèves. D’autres facteurs doivent être pris en compte».

Inégalités sociales: nous mangeons ce que nous sommes

«L’un des constats les plus interpellants de l’enquête, énonce Emma Holmberg, concerne l’insécurité alimentaire qui touche une personne interrogée sur cinq scolarisée en RBC». Les jeunes ayant une aisance familiale faible sont six fois plus susceptibles de souffrir d’un accès insuffisant et irrégulier aux aliments sains et nutritifs que ceux ayant un niveau d’aisance familiale élevé. Rappelons qu’à l’échelle de la Belgique, 600.000 personnes ont recours à l'appui de l’aide alimentaire et un Belge sur trois s'inquiète quant à son budget consacré à la nourriture2 .
«Les comportements alimentaires ont tendance à être plus favorables chez les adolescents ayant une aisance familiale plus élevée», explique à Éduquer Nouha Haj Ayed, coordinatrice de l’enquête et chercheuse à l’École de Santé publique. Ces inégalités sociales peuvent également se mesurer avec la dimension migratoire: «Bien que comparable pour la majorité des indicateurs, nous relevons une tendance favorable chez les autochtones concernant la consommation quotidienne de légumes», précise Nouha Haj Ayed.
De son côté, l’ancienne directrice de l’École de Santé publique et membre de la Commission de la Promotion de la santé à l'école, Chantal Vandoorne, développe: «Les inégalités sociales de santé sont liées à des facteurs socioéconomiques. La santé est une question de justice sociale. Des personnes moins favorisées auront plus de problèmes de santé, une espérance de vie moindre, plus de cancers et de problèmes cardiovasculaires.» Pour faire face à ce problème de santé publique, Chantal Vandoorne souligne «l’importance d’intervenir dès la petite enfance pour rompre la spirale d’entretien de ces inégalités sociales», tout en regrettant qu’actuellement «l’éducation “à” et la promotion d’une alimentation équilibrée et durable auprès des enfants et des jeunes scolarisés souffrent d’un manque de cohérence et d’intensité liée à la fragmentation des compétences entre entités fédérées».

La santé à l’école, disette institutionnelle?

La récente organisation de la promotion de la santé dans les écoles (PSE) découle de la sixième réforme de l’État, contextualise Chantal Vandoorne. «En 2014, avec le transfert des compétences, la promotion de la santé est passée dans les mains des Régions mais la médecine préventive à l’intention des enfants et des jeunes est restée dans le giron de la FWB». Ainsi, de ce transfert de compétence émanent plusieurs questions mises en exergue par Chantal Vandoorne: «Quel niveau de pouvoir finance les interventions des acteurs pour mener des actions de promotion de la santé au sein des écoles? Est-ce la Communauté par l’intermédiaire des services PSE ou des appels à projets ciblés du ministre chargé de l’enseignement obligatoire? Est-ce la région de langue française par l’intermédiaire des acteurs agréés de promotion de la santé? Est-ce la Région et la Communauté en mettant à disposition des repas ou des collations gratuites de qualité?». L’ancienne chercheuse conclut sur la cacophonie entre les Régions et les Communautés: «La réponse diffère selon les interlocuteurs. En conséquence, il y a des difficultés de fonctionnement depuis 2014 qui entravent gravement les services dispensés aux élèves».
Éduquer a interrogé le Docteur Olivier Costa sur son travail PSE en tant que médecin scolaire dans plusieurs écoles bruxelloises: «Les élèves passent un bilan de santé deux fois par niveau. Indépendamment de ces évaluations, des animations sont ponctuellement organisées, en fonction des pouvoirs organisateurs. Le temps alloué au bilan de santé doit composer au moins 70% de notre travail. Nous n’avons pas les moyens, en une matinée, d’apporter une sensibilisation approfondie aux 25 élèves que nous examinons».
Pour le Docteur Costa, accompagner ce diagnostic d’un moment de sensibilisation est d’autant plus important que «les effets négatifs d’une mauvaise alimentation ne sont pas toujours directement tangibles. Les adolescent·es ont moins tendance à projeter l’impact de leurs pratiques alimentaires. Il faut engager un travail de perception». Parmi les pistes de solutions pour améliorer la PSE, il place l’accent sur l’articulation entre les différents acteurs. «Professeurs, équipe de promotion de la santé, direction, familles et pouvoir politique: mieux cette coordination s’organisera, plus grand sera le bénéfice d’émancipation en santé pour le citoyen d’âge scolaire. En tant que médecins scolaires, nous ne pouvons pas agir sur tous les déterminants».

Cantines scolaires: enseigner par le goût

En dépit de ce flou institutionnel, la problématique de l’alimentation à l’école peut s’appréhender de manière plus systémique, en interrogeant les habitudes que prennent les jeunes lors des repas au sein de leur établissement. «Les cantines scolaires sont également un levier à prendre en considération», nous explique Arthur Dielens, chargé en sensibilisation d’As Bean, une association qui développe différents projets dans le but de faciliter la transition alimentaire dans le monde étudiant. «Les crèches, les écoles et les universités pourraient être des vecteurs d’habitudes alimentaires saines dès la petite enfance». Et de préciser: «L’éducation se fait également par le goût. Apprendre la théorie sans avoir l’occasion de la mettre en pratique peut s’avérer violent pour de nombreuses personnes. Enseigner moralement sans rendre accessible consiste à restreindre l’enseignement de la santé à l’apprentissage de la culpabilisation».
Le Collectif Cantines Durables estime qu’en FWB la fréquentation moyenne des cantines est passée sous la barre des 20%. La coordinatrice du collectif, Sylvie Deschampheleire, explique à Eduquer: «Les cantines ont été majoritairement désertées ces dernières années. Cette diminution s’explique par des choix politiques qui n’ont pas favorisé la mise en place de cantines qualitatives dans les écoles. Cette offre s’est fortement externalisée, les cantines ont perdu des infrastructures, des métiers et de leur qualité. L’offre actuelle propose de la nourriture extrêmement transformée qui permet d’utiliser de la matière première de très basse qualité, voire des déchets afin de réduire les coûts».
Une étude de Bruxelles Environnement parue en 2020 indique que 74% des cantines des établissements scolaires bruxellois font appel à un partenaire externe3 . Il n'existe aucune exigence pour cadrer les propositions alimentaires des cantines, celles-ci sont facultatives. La coordinatrice du Collectif Cantines Durables poursuit en synthétisant les enjeux de l’offre alimentaire sur les temps de midi: «Le défi est double: d’une part, réinstaurer la culture de la cantine, de l’autre, proposer des repas de qualité. Aujourd’hui, avec l’hégémonie du système agroalimentaire, toutes les classes sociales sont touchées par la malnutrition. La cantine scolaire a également une fonction de lien social: les élèves sont côte à côte et mangent le même plat. En plus de fournir une alimentation saine, il est important qu’elle soit accessible à tous et toutes, en proposant un repas entre 2,5€ et 3,5€.  Pour les familles qui en ont besoin, cette accessibilité doit se changer en solidarité». Sylvie Deschampheleire conclut en soulignant le rôle éducatif que pourraient endosser les cantines: «La cantine scolaire est une opportunité pédagogique de connexion à une offre qualitative: plat local avec le plus de végétaux. C’est un champ d’expérience direct: nous pouvons enseigner et convaincre par le goût.»

 

  • 1Les études sont consultables sur: https://sipes.esp.ulb.be/projets/hbsc
  • 2Source: Fédération des Services sociaux.
  • 3État de lieux des cantines bruxelloises en matière d’alimentation durable et l’impact de la stratégie Good Food, Sonecom, 2020.

Déterminants sociaux sur la santé

Une étude du Canadian Institute for Avanced Research de 2002 mettait déjà en évidence le poids de l’environnement sur la santé, divisant les influences en quatre facteurs:

  • l’environnement social et économique, responsable à 50%
  • le système de soins (25 %)
  • la biologie et patrimoine génétique (15 %)
  • l’environnement physique (10%)

Source: Canadian Institute for Advanced Research, Health Canada, Population and Public Health Branch AB/NWT, 2002.

La sécurité sociale alimentaire: une piste de solution systémique

À entendre l’écho des coups de klaxon dans l’actualité récente, les problèmes d’alimentation grincent autant sous les fourchettes que sous les fourches. La crise sociale et écologique invite à repenser le contrat social entre le monde agricole et les citoyen·nes. Dans ce contexte, la sécurité sociale de l’alimentation (SSA) est une proposition qui consiste à étendre la sécurité sociale à une 8e branche, en poursuivant trois objectifs: augmenter le budget alimentaire des ménages, dégager des fonds pour la transition des systèmes alimentaires et démocratiser le contrôle politique de l’alimentation.

Chargé de plaidoyer chez Fian/CréaSSA, Jonathan Peuch précise pour Éduquer : «En finançant tous les citoyens à hauteur de 150 euros par mois pour acheter de l’alimentation de qualité, la sécurité alimentaire répond à un problème général: la demande n’a pas l’argent pour la qualité, l’offre n’a pas de demande pour la qualité. Il faut financer l’ensemble des acteurs. Ce budget pour une alimentation de qualité est en même temps un subside indirect à la production.»

Le modèle de la SSA sera bientôt expérimenté sur le campus de l’Université libre de Bruxelles par l’association As Bean. Épaulée scientifiquement par le Centre d'études économiques et sociales de l'environnement de l’ULB, l’expérience consiste à tester la sécurité sociale alimentaire: «Durant l’année académique 2024-2025, nous distribuerons 100 euros par mois pour les courses alimentaires à 70 étudiant·es représentatifs de la population de l’université», explique Arthur Dielens, chargé de sensibilisation de l’association. «Dans cette expérimentation, ce sont les étudiant·es qui débattront et décideront collectivement des magasins alimentaires qui pourront être conventionnés avec cet argent.»

Plus d’informations: https://www.asbean.be/ssa-etudiante

mai 2024

éduquer

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